La tendance est lourde. Les nouvelles molécules contre certaines maladies rares, les cancers ou encore l’hépatite C (VHC) apparues ces dernières années sont devenues une priorité pour l’industrie pharmaceutique… qui facture au prix fort ces innovations. À tel point que des géants mondiaux se délestent de leurs activités OTC et/ou générique pour investir ce marché en plein boom. Selon un rapport de mai 2017 de l’Institut national du cancer (Inca), le coût des anticancéreux a crû de 10 % par an entre 2005 et 2015, et tout le monde a encore en tête les vives polémiques entourant le prix des premiers antiviraux à action directe capables de guérir les porteurs du VHC. Vendus initialement plus de 40 000 euros, ils ont été ramenés à 28 700 euros la cure de trois mois après d’âpres négociations. Bien que cette dynamique inflationniste pose des questions quant à la pérennité du financement du système de santé, elle s’accompagne également d’un mouvement plus positif pour les patients : la sortie à rythme soutenu de ces médicaments de la réserve hospitalière et leur arrivée dans les officines de ville, quand ils n’y sont pas dispensés immédiatement après l’obtention de leur autorisation de mise sur le marché (AMM), sans passer par la case hôpital.
Chiffre d’affaires n’est pas marge
Cette manne de chiffre d’affaires (CA) ne profite pas qu’à l’industrie mais également à l’officine, lorsque ces molécules arrivent dans ses rayonnages et ses réfrigérateurs. Selon les chiffres rapportés par la FSPF, les nouveaux médicaments chers – prix fabricant hors taxes (PFHT) supérieur à 1 515 euros – arrivés dans le circuit officinal depuis le 1er janvier 2018 ont généré, entre cette date et fin juillet, un CA prix public toutes taxes comprises (PPTTC) de 429 millions d’euros, qui se traduit par 10,4 millions d’euros de rémunération supplémentaire par rapport à la même période en 2017. Cette progression du CA peut d’ailleurs poser problème puisqu’elle peut faire passer certaines officines à la tranche supérieure et les mettre dans l’obligation de s’adjuger les services d’un pharmacien adjoint supplémentaire. Quant à la marge générée, elle ne profite pas à tous : de janvier à juillet 2018, seules 57 % des pharmacies ont vendu ces nouveaux produits, principalement des anti-VHC tels que Maviret, Harvoni ou Sovaldi, confirmant la répartition hétérogène des ses dispensations sur le territoire.
Sur le fil du rasoir
Fin septembre, la FSPF alertait d’ailleurs le gouvernement en signalant que « les 700 millions d’euros de consommation de médicaments supplémentaires qui seront dispensés en officine en 2018 (liés en grande partie au traitement contre l’hépatite C) sont achetés et délivrés à prix coûtant pour la tranche de prix supérieurs à 1 500 euros » et que « certaines officines ne peuvent les acheter ». La peur de devoir avancer des sommes considérables pour des produits qu’ils ne sont pas toujours certains de pouvoir facturer ou la crainte des indus réclamés par l’Assurance maladie sont bien réelles et ne sont pas compensées par la marge générée par ces médicaments chers, plafonnée à 98 euros.
« Une marge misérable
en regard du stress
de la possibilité d’un
impayé. »
Qu’ils proviennent de pharmaciens de communes rurales ou installés en ville près d’un centre hospitalier, tous les témoignages recueillis insistent sur cette tension permanente et la gestion au cordeau que nécessitent l’achat, le stockage et la délivrance de ces produits. Erik Marx, titulaire à Lambesc, une commune des Bouches-du-Rhône de moins de 10 000 habitants, déplore ainsi que plus de 10 % de son CA soit « réalisé par des produits chers avec une marge misérable en regard du stress engendré par la possibilité d’un impayé Sécu ! ». Même réaction pour Guillaume Froment, installé à Mourmelon-le-Grand (5 500 habitants), dans la Marne, qui rappelle que « pharmacologiquement parlant on fait le même travail, que la boîte coûte 2 ou 2 000 euros ». Cependant, « ce qui a changé la donne, c’est l’organisation de la logistique de ces produits chers », ajoute-t-il. Les avoir en stock signifie qu’« il y a une part importante de la trésorerie qui est immobilisée », de même « qu’une modification de dosage ou un arrêt de traitement entraînent la possibilité d’une péremption du produit avant sa vente et représentent donc un danger financier très important pour l’officine ». Ce risque n’est pas inhérent aux seules officines de petites ou moyennes communes, mais pèse également sur les pharmacies de ville qui drainent un nombre beaucoup plus important de patients à qui l’on a prescrit ces traitements onéreux. L’officine d’Alexandre Adevah est située à quelques encablures de l’Institut Paoli-Calmettes de Marseille, l’un des plus importants centres anticancéreux de France. Confiant qu’il stocke « pas mal de ces médicaments chers » dans son frigo, il explique qu’il « essaye de tenir une comptabilité au patient » et qu’il entretient « un rapport très étroit » avec le pharmacien de son grossiste-répartiteur pour « anticiper les besoins de [ses] patients » et faire débloquer les produits réservés en amont dès qu’il a la réponse de ces derniers. Bien que très attaché à cette patientèle qui « vient d’un peu partout dans la région et même de Corse », il précise que ces médicaments ont « tué [sa] marge les premières années » et qu’il continue d’être « en trésorerie tendue, comme bon nombre de [ses] confrères ». Un état de fait que ne nie pas Mathieu Brousse, titulaire à Grigny (Rhône), qui dit dispenser « régulièrement » ce type de produits mais craint toujours « de voir un patient pour lequel [il] a commandé un produit à 15 000 euros ne pas revenir pour diverses raisons, qui plus est quand ce produit ne peut être retourné ».
Trous de trésorerie
Si nombre d’officinaux considèrent donc que la dispensation de médicaments chers constitue un risque économique, certains, à l’instar de Mariam Berro Martin, ont fait l’amère expérience de l’incident de trésorerie. Installée depuis trente et un ans dans les quartiers nord de Marseille, elle délivrait à un patient atteint d’un mélanome un traitement mensuel facturé plus de 12 000 euros. L’année dernière, suite à un changement du numéro d’identifiant de l’hôpital prescripteur qu’elle n’a pas reporté correctement, ce qu’elle reconnaît bien volontiers, elle a dû rembourser sept mois d’indus, soit près de 86 000 euros au total ! Il va sans dire qu’elle aurait préféré être « prévenue avant » de son erreur car elle se retrouve aujourd’hui « dans le rouge vif à la banque » et explique « ne plus se payer depuis trois mois ». La Sécurité sociale a fini par lui donner gain de cause, mais lui doit encore près de 37 000 euros. Quant à la prise de risque, elle avoue « ne pas y avoir pensé une seconde » et considère qu’il est de son devoir de fournir ces médicaments à ses patients. Mais elle imagine tout de même « la catastrophe que cela aurait été pour un jeune titulaire venant de s’installer avec des crédits à rembourser ».
« Il n’y a aucune
raison objective
justifiant la vente
directe par les
laboratoires. »
Plus rocambolesque est la mésaventure arrivée à Erik Marx. Après avoir commandé directement à un laboratoire une boîte coûtant plus de 5 500 euros, il a eu la désagréable surprise d’apprendre que le produit avait été déposé, quatre jours après la date de livraison prévue, dans un restaurant chinois situé à sept kilomètres de son officine ! La boîte aurait ensuite été remise par les restaurateurs eux-mêmes à une autre pharmacie qui l’aurait elle-même déposée à La Poste… qui a perdu sa trace. Il aura fallu à Erik Marx attendre plus de soixante jours avant que le laboratoire finisse par le rembourser. Un trou de trésorerie conséquent, « sans compter l’avance de frais pour le produit de remplacement et la perte de chance pour le patient ». La vente directe par le laboratoire constitue d’ailleurs un problème régulièrement évoqué par les pharmaciens. D’après Emmanuel Déchin, délégué général de la Chambre syndicale de la répartition pharmaceutique (CSRP), 53 médicaments vendus en officine sur les 206 coûtant plus de 500 euros sont à 100 % en vente directe, alors qu’il n’y a « aucune raison objective d’efficacité, de coût ou de logistique » qui le justifie. Mathieu Brousse dit d’ailleurs qu’il préférerait « mille fois ne passer que par [son] répartiteur », et Alexandre Adevah déclare ne pas comprendre « pourquoi certains labos veulent garder la main sur ces médicaments » qu’ils n’arrivent pas à livrer aussi rapidement que les grossistes. Pour Mariam Berro Martin, « il serait plus simple que la Sécurité sociale traite directement avec ces laboratoires et ne nous paye que la marge pour que nous n’ayons pas à avancer le coût du produit » ; une procédure qui a cependant peu de chances de voir le jour.
Effet d’aubaine
En attendant, certains ont décidé de saisir la balle au bond et d’adapter leur offre en conséquence. C’est le cas de Captain Pharma, une officine de Nanterre (Hauts-de-Seine) qui propose le renouvellement automatique des prescriptions pour tous ses patients chroniques et notamment ceux sous imatinib (Glivec). « Après accord du patient », ce dernier est prévenu « tous les mois, quelques jours avant que ses premiers comprimés commencent à manquer » afin de préparer sa commande. Outre ce « renouvellement automatique », l’offre va plus loin puisqu’elle propose même la livraison au domicile « sans coût additionnel » par « une personne habilitée à dispenser ». Comme quoi ces produits aiguisent certains appétits !