Il mesure à peine 2 centimètres de diamètre mais pèse des dizaines de millions d’euros. Le symbole de l’épi de blé barré (voir schéma p. 33) qu’arborent de plus en plus de produits alimentaires dans les rayons des supermarchés, comme dans ceux des pharmacies, assure à son acheteur qu’il n’y trouvera pas de gluten. Une aide certaine au casse-tête quotidien des personnes diagnostiquées de la mala- die cœliaque (ou intolérance au gluten) qui ont pour seul traitement l’éviction totale et définitive de cette protéine dans leur alimentation. Et donc de tous les produits qui contiennent du blé, de l’orge, du seigle ou de l’avoine. Mais cette pathologie digestive n’explique pas à elle seule le phénomène constaté ces dernières années ; le chiffre d’affaires du sans-gluten a triplé entre 2009 et 2012 pour atteindre 50 millions d’euros. Et ce ne sont plus les seules filières diététiques et bio qui occupent le rayon : Valpiform, « spécialiste historique des produits sans aller-gènes en grandes surfaces », selon le cabinet d’études sectorielles Xerfi, a vite été rejoint par Schär et Gerblé, puis bousculé par Auchan, Carrefour et Casino qui ont développé une gamme sous leur marque propre entre 2009 et 2010, avant É. Leclerc en 2012. Ou comment transformer un marché de niche en juteux filon.
Effet de mode
Industriels et distributeurs ont rapidement compris que les produits sans gluten n’intéressaient pas seulement les malades mais aussi des consommateurs soucieux de manger plus sainement. Une tendance soutenue par la mauvaise image d’une agriculture industrialisée, par l’ouverture de nombreux blogs et restaurants « gluten free », dont le Fouquet’s et son « menu 100 % sans gluten », mais aussi par un paquet de célé- brités et d’athlètes de haut niveau, à l’instar du joueur de tennis Novak Djokovic. Peu souffrent de la maladie cœliaque, encore moins sont ne serait-ce qu’allergiques ou hypersensibles au gluten (voir « Nota Bene » ci-contre), mais nom- breux érigent l’éviction de la pro- téine au rang de panacée pour la perte de poids ou la stimulation physique et mentale. Recettes, conseils et forums se multiplient. L’offre dépasse désormais les produits céréaliers et s’élargit à la charcuterie, aux sauces, aux plats cuisinés... Bref, éviter le gluten est devenu un mode de vie. Le groupe Schär en a même créé le Dr Schär Institute pour « apporter son assistance aux experts en nutrition et aux médecins » et organise des conférences internationales pour discuter de la « naissance d’une nouvelle pathologie, la sensibilité au gluten », à savoir l’apparition de troubles divers et variés après ingestion d’aliments contenant du gluten. Une « identification saluée comme un grand progrès de la médecine, qui permet de proposer un traitement efficace, le régime sans gluten, à un grand nombre de patients jusqu’à présent étiquetés pour la plupart comme atteints du syndrome de l’intestin irritable ou de troubles de la sphère psychosomatique », continue Schär... Une identification réjouissante surtout, vu le nombre de « patients » potentiels, certainement proportionnel à son caractère fourre-tout : les « symptômes » recouvrent aussi bien la sensation de fatigue que les brûlures épigastriques, l’anémie ou la diarrhée et la constipation. S’il reconnaît que « cette hypothèse est encore empirique et qu’il n’existe pas de test à même de la valider », Schär ne se prive pas d’évoquer un lien entre gluten et « pathologies neuropsychiatriques comme la schizophrénie et l’autisme » ou un cas d’amélioration d’une « suspicion de sclérose multiple » grâce à un régime sans gluten ! Ce nouvel ennemi alimen- taire n’est donc pas près de disparaître de la scène, ce qui ne va pas sans inquiéter certains nutritionnistes.
Discrédit
L’Association française des diététiciens nutritionnistes (AFDN) déplore en effet des « comportements irrationnels qui, loin d’arguments médicaux validés, répondent bien davantage aux lois implacables du marketing » et craint même l’apparition de carences chez les patients qui pratiquent des régimes d’exclusion « maison ». L’Association française des intolérants au gluten (Afdiag) souligne également que « l’imputabilité du rôle du gluten [hors cas avérés de maladie cœliaque, NDLR] reste à démontrer ». Le coupable idéal n’est pas toujours le bon.