Il y a un peu plus d’un an, Marguerite Cazeneuve évoquait des « réseaux qui se constituent avec des montages de dettes un peu bizarroïdes » dans le secteur de l’officine, dont il fallait « tenir compte dans la construction du modèle économique » pour éviter de favoriser « de mauvaises pratiques ou une optimisation financière qui serait, in fine, défavorable aux professionnels de santé et aux patients ». La directrice déléguée de l’Assurance maladie est revenue à la charge le mois dernier. Si elle salue « un système de protection de l’indépendance des professionnels beaucoup plus sécurisé que celui des laboratoires d’analyse de biologie médicale », elle s’inquiète « quand même des tendances à la financiarisation, pas tant sur l’entrée au capital que sur l’endettement des pharmacies ». L’arrivée de certains fonds dans le secteur ne signifie pas forcément financiarisation, souligne le président de la FSPF Philippe Besset. C’est même, renchérit Marguerite Cazeneuve, « un signe de bonne santé financière ; mais quand les acteurs sont dans une logique de capitalisme à court terme, là, c’est la cata ».
Le risque est multiple. Les patients peuvent être confrontés à une dégradation de l’accès et/ou de la qualité des soins (hausse des coûts et du reste à charge, réduction du nombre de sites, fermeture d’activités non rentables…). Les professionnels de santé risquent, quant à eux, une atteinte à leur autonomie « liée à la perte de propriété des organisations, et au conflit potentiel de valeurs entre des logiques financières et professionnelles ». Enfin, pour l’Assurance maladie, une nouvelle structuration de l’offre de soins peut remettre en cause le dialogue avec les professions de santé et les outils de régulation comme la convention pharmaceutique. Le risque est « aussi celui d’une augmentation des dépenses, liée aux logiques des acteurs financiers au détriment des dépenses publiques et enfin d’une sélection des patients, aux dépens des cas les plus lourds et/ou les moins solvables. »
Mission d’information
À la lumière de cette analyse, la Cnam a souhaité installer un observatoire de la financiarisation du système de santé « pour suivre les opérations financières, analyser leurs conséquences, identifier les dérives spéculatives et faire des recommandations en matière de régulation ». De son côté, la profession a constitué un groupe de travail avec les deux syndicats, la CAVP, l’Anepf et le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens (Cnop). La ministre du Travail, de la Santé et des Solidarités Catherine Vautrin s’est aussi emparée du sujet. Lors de son premier rendez-vous avec la FSPF, le 18 mars dernier, elle s’est immédiatement positionnée contre toute forme de financiarisation.
« Quand les acteurs
sont dans une logique
de capitalisme
à court terme, là,
c’est la cata. »
Au Sénat, la commission des Affaires sociales a mis sur pied, le 24 janvier, une mission d’information sur la financiarisation du système de santé, « entendue comme le processus par lequel des acteurs privés, non directement professionnels de santé, capables d’investir de façon significative, entrent dans un secteur de soins avec, comme finalité première, de rémunérer les investissements consentis ». Depuis, les auditions se succèdent. L’occasion pour le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) de redire sa déception de n’avoir pas été écouté au moment où il était encore possible de sauver la biologie médicale de la financiarisation. Aujourd’hui, « six grands groupes contrôlent 62 % du secteur », rappelle la sénatrice et pharmacienne Corinne Imbert, qui est également l’un des trois rapporteurs de cette mission d’information.
Santé publique
Alors que d’autres secteurs médicaux sont aujourd’hui touchés, Cnom et Cnop réclament les outils pour exercer correctement le contrôle des sociétés d’exercice libéral (SEL) dans le but de s’assurer que les montages juridiques et financiers n’entament pas l’indépendance des professionnels. « Car, rappelle Carine Wolf-Thal, présidente du Cnop, c’est ce qui garantit que le professionnel fera ses choix au bénéfice du patient et de la santé publique, et non pour des raisons de rentabilité financière. » C’est d’ailleurs une obligation qui figure au Code de la santé publique (article R4235-18) : « Le pharmacien ne doit se soumettre à aucune contrainte financière, commerciale, technique ou morale, de quelque nature que ce soit, qui serait susceptible de porter atteinte à son indépendance dans l’exercice de sa profession, notamment à l’occasion de la conclusion de contrats, conventions ou avenants à objet professionnel. »
Or, face à des montages de plus en plus complexes, les Ordres attendent « des évolutions législatives et réglementaires » pour exiger des SEL qu’elles fournissent tous les documents nécessaires à leur analyse. Actuellement, le Cnop opère un contrôle au moment de l’inscription au tableau. Le candidat doit produire, « en parallèle de son diplôme, des garanties de compétences, de moralité et d’indépendance professionnelle ». Un futur titulaire d’officine doit aussi fournir la licence d’exploitation, « ainsi que toutes les autres pièces justificatives du statut de la société ». Le contrôle se poursuit tout au long de la vie professionnelle. Malgré tout, « il y a des choses que nous ne voyons pas et que nous ne pouvons pas voir », regrette Carine Wolf-Thal, citant « la création d’actions de préférence, de comités qui donnent les pouvoirs à certaines personnes ou de sous-structures de management qui ne figurent pas dans les documents devant être transmis à l’Ordre et qui, pourtant, induisent une perte d’indépendance du professionnel de santé ».
Porte dérobée
Le Cnop se réjouit néanmoins de l’arrivée « d’outils pour mieux contrôler l’indépendance des professionnels » grâce à l’ordonnance du 8 février 2023 relative à l’exercice en société des professions libérales réglementées. « Mais nous restons vigilants concernant les décrets d’application à venir. » D’autant que la financiarisation s’étend désormais à d’autres secteurs médicaux. « Le phénomène a débuté il y a 30 ans avec les cliniques MCO (médecine, chirurgie, obstétrique), il a continué il y a 15 ans avec la biologie, et aujourd’hui avec la radiologie, l’imagerie, la médecine nucléaire et la santé animale, détaille Olivier Mercier, président du directoire d’Interfimo. Des professionnels se sont vu proposer une reprise de leur outil à un tarif multiplié par 2 ou 3, l’acheteur tablant sur des gains de productivité grâce à des économies d’échelle. Cela pousse les prix à la hausse et les jeunes qui veulent entrer dans des groupes de plus en plus importants se retrouvent avec une portion congrue du capital. Un cabinet d’imagerie se vend aujourd’hui 12 fois, 14 fois, 17 fois l’excédent brut d’exploitation… Les seuls en capacité d’acheter sont des financiers ou des industriels. » L’officine est-elle menacée par une telle financiarisation ?
« Il y a des choses que
nous ne voyons pas
et que nous ne pouvons
pas voir. »
Malgré la fermeture du capital aux non-pharmaciens, certains fonds parviennent à se glisser par la porte dérobée de groupements qui eux-mêmes prêtent de l’argent à leurs pharmaciens. Une manière de s’immiscer en toute discrétion dans la gestion de l’officine. « Le pire se trouve dans des pactes d’associés qui semblent parfaits sur le papier, avec un conseil d’administration et un conseil de surveillance, mais qui permettent aux financiers d’intervenir dans une commission des rémunérations ou dans l’ordre du jour des conseils d’administration, explique Olivier Mercier. Même s’ils sont minoritaires, ils détiennent les flux à venir. Et qui détient les flux financiers détient le budget de l’entreprise, et donc décide au final des enjeux stratégiques. »
Manque de formation
Cette tendance est marginale, mais elle existe, remarque Joffrey Blondel, directeur de la gestion officinale chez Astera. « Imaginons qu’un jeune a besoin d’un financement de 3 millions d’euros pour acheter une officine. Soit il paie l’emprunt sur 12 ans et amortit le capital, soit il emprunte 1 million à la banque et 2 millions à des financiers sous forme de prêt obligataire : à la différence d’un emprunt bancaire où l’on paie les intérêts et le capital, là on ne paie que les intérêts chaque année, disons à un taux de 6 %, et, au terme d’une durée de 6, 8 ou 12 ans, il faut rembourser l’argent emprunté. En faisant ce choix, l’acheteur fait une croix sur la capitalisation de son officine, il devient salarié de sa propre pharmacie. »
Ce scénario catastrophe interroge sur les raisons qui poussent un pharmacien à faire un tel choix. Pierre Guillocheau, directeur général de Crédit Agricole Santé & Territoires, écarte l’explication d’un refus initial de financement par la banque, « parce qu’on a des solutions, même en période de remontée des taux ». Pour Dominique Pautrat, président du directoire de La Coopérative Welcoop, le problème résiderait plutôt dans le manque de formation à la finance des futurs pharmaciens. Une problématique prise à bras le corps par Joffrey Blondel, qui intervient chaque année « dans une dizaine de facultés pour donner des cours de financement, sous le contrôle du doyen et des professeurs ». C’est dans la même optique que la filiale Interfimo Académie a vu le jour, proposant des formations sur l’acquisition d’une officine et sur les clés pour convaincre son banquier. Le conseil de Joffrey Blondel : « S’entourer d’une équipe de professionnels comme un expert-comptable, un notaire, un conseiller financier, un juriste… pour soumettre son projet et évaluer les offres. »