Formulaire de recherche

Étienne Nouguez - sociologue

« Les bons élèves ne gagnent pas toujours »

Le générique et les pharmaciens, c’est une histoire qui aura 20 ans l’année prochaine, puisque le droit de substitution a été institué en 1999. Que vous réserve l’avenir ? Réponses d’un sociologue.

Par Laurent SimonPhotographe Nicolas Kovarik

BioExpress

Auteur d’une thèse remarquée sur
le marché français des génériques,
Le médicament et son double,
publiée en 2009, le sociologue
Étienne Nouguez n’a pas délaissé
son sujet depuis puisqu’est paru
en octobre dernier Des médicaments
à tout prix
(Presses de Sciences Po),
ouvrage dans lequel il continue de
décrypter le système français, entre
concurrence exacerbée et prix administrés.

  • Depuis janvier 2013 : enseignant
    à Sciences Po Paris.
  • Depuis 2011 : chargé de recherche au Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po Paris).
  • 2008–2009 : attaché temporaire d’enseignement et de recherche (universite-Paris-IX-Dauphine).
  • 2004–2009 : doctorat à l’université Paris-X-Nanterre.

Confier le développement du générique aux pharmaciens a été un choix audacieux en 1999. A-t-il été judicieux de votre point de vue ?

La France n’est pas le seul pays à avoir développé le droit de substitution ni le seul à avoir confié un rôle actif de négociation aux pharmaciens, mais il est vrai qu’ici le développement des génériques repose exclusivement sur eux, à tel point qu’on a longtemps fait sans, voire contre les médecins. L’enjeu est à présent de les impliquer. Même si la rémunération à la performance des médecins n’a pas donné de résultats mirobolants sur la prescription en dénomination commune internationale (DCI), elle a tout de même conféré un contrôle à l’Assurance maladie.

Le droit de substitution est historique, certes, mais pour quelle raison ?

C’était la première fois qu’une tâche dévolue aux médecins était transférée de façon aussi massive aux pharmaciens. Et les génériques ont servi de test à d’autres mesures d’élargissement de leurs compétences. Comparativement, les infirmiers, qui réclament également le transfert de certaines tâches médicales, ont moins bien réussi, même si la situation va peut-être évoluer avec les infirmiers cliniciens. Cette sortie de la médecine libérale, qui n’est ni actée ni certaine, semble enclenchée.

Quels sont les points forts des pharmaciens ?

Ils ont la chance d’avoir un très fort taux de syndicalisation. Même s’il y a des lignes de fracture, les mots d’ordre de grève sont massivement suivis, comme en 2006 [contre la menace de tarif forfaitaire de responsabilité généralisé, NDLR]. La profession marche comme un seul homme, et c’est très important pour les pouvoirs publics lorqu’ils ont besoin de relais forts. Les politiques sont difficiles à mettre en place chez les médecins, plus divisés. Reprenons la campagne de vaccination anti-H1N1, qui a été une catastrophe : si les pharmaciens avaient pu vacciner en officine, sans doute auraient-ils pu remporter la mise face à des médecins qui n’avaient pas envie de le faire.

On entend beaucoup dire que l’âge d’or du générique est passé. Qu’en pensez-vous ?

Le générique n’est pas derrière les pharmaciens : il continue à être une source de marges et de revenus importants. De plus, cela a amené la profession à comprendre qu’elle était trop dépendante du prix des médicaments et à réfléchir à une déconnexion entre le prix à la boîte et la rémunération de l’officine. On ne sait pas jusqu’où ira ce mouvement, mais il est certain que le générique a contribué à le créer.

« La profession marche
comme un seul
homme, et c’est très
important pour
les pouvoirs publics. »

Peut-être ne suis-je pas objectif parce que c’est mon sujet d’étude mais, très honnêtement, je pense que le générique a revalorisé les pharmaciens à la fois auprès du grand public, en permettant de lui montrer qu’ils connaissaient les médicaments, et vis-à-vis des médecins, avec lesquels ils se sont parfois opposés. Enfin, ils se sont valorisés auprès des politiques : on peut certes reprocher aux pharmaciens d’avoir trop gagné avec les génériques mais ils ont également fait faire des économies à l’Assurance maladie. On ne peut pas en dire autant des médecins, qui avaient eu la consultation à 20 euros en contrepartie d’un engagement à prescrire en DCI. Ce qu’ont montré les pharmaciens, c’est qu’ils étaient de bons soldats : imaginez un instant qu’un médecin ait été déconventionné, comme des pharmacies ont pu l’être pour ne pas avoir rempli leurs objectifs. Impensable ! Côté pharmaciens, à partir de 2005, le message des syndicats était clair : « Ce que nous avons fait sur le générique, nous le ferons avec la qualité des soins » et, aujourd’hui, pourquoi pas sur la vaccination. Mais attention, ce n’est pas toujours le bon élève qui gagne.

Il y aurait donc un poids-deux mesures de la part des pouvoirs publics ?

Cela a créé des frustrations chez les pharmaciens qui pensaient être les bons élèves mais constatent subir des mesures d’économie, alors que les médecins auraient bénéficié de leur pouvoir de nuisance. C’est d’ailleurs en partie vrai. Les médecins font peur aux pouvoirs publics depuis les élections de 1997 : la droite a estimé, pas forcément à tort, qu’elle avait perdu à cause d’eux.

Se pose toujours aujourd’hui le problème de l’équivalence thérapeutique des génériques. En sortant certaines molécules de la substitution, comme la lévothyroxine ou le mycophénolate, l’État n’aurait-il pas lui-même instillé le doute ?

C’est pour cela qu’il l’a fait avec tant de précautions et que l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) s’est battue pied à pied. La peur est de créer un régime d’exception, instituant plus d’exceptions que de règles. Comme récemment avec la nouvelle formule du Levothyrox, le problème n’est pas le générique mais la substitution. Quand un patient a construit sa vie, ses habitudes et son équilibre thérapeutique autour d’un médicament, il lui est difficile d’en changer, que ce soit un princeps ou un générique. Le générique est une histoire de confiance or nos institutions sont affaiblies, notamment l’ANSM, qui est ballottée et utilisée comme fusible par les gouvernements. La confiance dans le générique est aujourd’hui relativement bien assise mais elle peut s’inverser au premier scandale.

Sans parler des biosimilaires dont l’équivalence est encore plus difficile à prouver et à expliquer…

Il y a une hésitation marquée des pouvoirs publics sur les biosimilaires : ils ne sont pas prêts à accorder un droit de substitution aux pharmaciens. L’affaire du sang contaminé, pour laquelle, je le rappelle régulièrement en cours, des ministres sont allés en prison, a réellement traumatisé les politiques. La peur est encore présente qu’à vouloir trop faire d’économies sur le biosimilaire, un risque à la fois politique et sanitaire soit pris. On est donc en train de revenir à l’ancien système, avant le droit de substitution, où l’on incite les médecins à faire attention au prix de leur prescription. Les pouvoirs publics ne sont donc pas prêts à prendre tous ces risques ; ils laisseront certainement les médecins choisir les médicaments en les incitant à opter pour les biosimilaires et en négociant les prix en amont.

Pourquoi ne pas tout simplement baisser les prix ?

Ça n’est possible que dans une certaine mesure car la concurrence est utile pour négocier ; le risque est qu’un laboratoire retire son produit du marché français. En France, il y a toujours une tension très forte entre deux logiques : soit la gestion intégrale des prix par le Comité économique des produits de santé [qui fixe leur prix en France, NDLR], en négocation avec les industriels, soit la maîtrise médicalisée que porte l’Assurance maladie. Le générique cumule ces deux logiques.

Côté génériqueurs enfin, on a longtemps prédit que seuls les plus forts resteraient or ils sont toujours aussi nombreux. Pour quelle raison ?

Quand il y a eu des concentrations – le rachat de Ratiopharm par Teva, par exemple –, leur part de marché n’a pas changé. Idem pour Mylan et Merck. C’est la limite de la concurrence : les pharmaciens et les laboratoires se sont attachés à stabiliser leur relation.

« Le générique n’est
pas derrière les
pharmaciens : il continue
à être une source
de marges et de revenus
importants. »

Le pharmacien qui serait toutes les semaines en train de renégocier ses marges est un mythe, même si certains le font, bien sûr. La plupart se sont rendus compte que les coûts de transaction étaient tels que cela ne servait à rien. Tous les génériqueurs ont fini par s’aligner en termes de remises ; la différence se fait sur la largeur de gamme, les délais de livraison, etc. Aujourd’hui, personne n’a intérêt à changer de fournisseur. Le seul qui s’est effondré à un moment, c’est Sandoz, parce qu’il ne payait pas les remises aux pharmaciens. [En 2010, les dirigeants du génériqueur allemand avaient mis en cause le système français de remises, estimant qu’ils pouvaient s’en passer, NDLR.]

Peu de chances, donc, de voir des opérateurs naître ou disparaître…

C’est ce que les économistes appellent un marché de concurrence parfaite. Tout le monde est à l’os, pour le dire vite, et l’industriel qui voudrait « faire des coups » rapportera peut-être un peu aux pharmaciens sur une molécule ou deux très porteuses, mais la plupart m’ont avoué préférer avoir des remises stables avec un seul fabricant. De fait, le classement des laboratoires en France correspond en gros à leur taux de couverture du Répertoire. Pour les patients, cela ne change rien : la marque qui compte est celle du médecin ou du pharmacien, pas celle du laboratoire de génériques. C’est pourquoi les stratégies de marque ont plutôt échoué, d’autant que tous les génériques seront touchés s’il y a un jour un scandale sanitaire dans le secteur. Même si, heureusement, le générique est bien moins fragile aujourd’hui qu’il y a dix ans.

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